Gérald Chevrolet
Le théâtre suisse a besoin d'être traduit
Interview d'Yla von Dach et Michaela Fisnar-Keggler avec Gérald Chevrolet
© Michaela Fisnar-Keggler, 2009
Gérald Chevrolet est une figure omniprésente du monde du théâtre Suisse romand et il représente un lien important entre ce dernier et la « Theaterszene » suisse alémanique.
D'origine jurassienne, Gérald Chevrolet a fréquenté le gymnase dans la ville bilingue de Bienne. Après une licence de lettres et des études à l'école de théâtre à Genève (ESAD), il a travaillé comme comédien et metteur en scène.
En 1989, à Genève, réunissant une vingtaine de collègues du monde du spectacle, il a fondé le Théâtre du Grütli, un lieu alternatif et expérimental proposant l'élaboration, le développement et la production de pièces de théâtre qui, par la suite, est devenu une véritable institution sur la scène genevoise.
Fondateur et directeur de la Fondation des Maisons Mainou (proposant des résidences d'écriture pour auteurs dramatiques) jusqu'en 2005, et fondateur des EAT (association soeur de l'association française des écrivains associés du théâtre), Gérald Chevrolet est aussi l'initiateur du livre des auteurs de théâtre suisses qui est paru en décembre 2008 chez Bernard Campiche Editeur*.
Gérald et Yla à Bienne en avril 2009
Michaela: Gérald, que fais-tu dans la vie?
Gérald Chevrolet: Je suis à 50 pourcent artiste, c'est à dire metteur en scène et auteur, et à 50 pourcent administrateur ou responsable de projets culturels.
Michaela: Administrateur? Dans quel sens?
Gérald Chevrolet: C'est-à-dire dire que j'essaie de favoriser la circulation théâtrale en Suisse. À partir du théâtre du Grütli, pendant dix ans, mon travail a touché le domaine artistique, politique et culturel à la fois et de cette expérience est née, en 1992, une association de soutien aux compagnies indépendantes, afin de les aider à régler des problèmes juridiques, de recherches de fonds, de budgets prévisionnels, bref à professionnaliser le travail administratif, donc tout ce qui concerne la pré-production et la production théâtrale, en leur offrant des services et une base de données d'informations professionnelles.
Dès 1997, les choses allaient mieux pour ces compagnies, il y avait des budgets, des lieux, des outils, mais le métier d'auteur, que je pratiquais aussi, se trouvait dans une situation catastrophique. La seule aide qui existait à l'époque passait par des concours. J'écrivais pour la radio, la télé, en créant également des pièces pour un jeune public, et suivait des ateliers à l'association « antenne de théâtrales » (association parisienne avec une antenne à Genève, devenue depuis « Aneth ») qui publiait et répertoriait des inédits. Nous sommes même devenus par la suite, avec Maisons Mainou, l'antenne officielle de ce répertoire.
Parallèlement, j'ai lancé également un projet d'écriture pour les ateliers théâtre des écoles, à tous les niveaux, soit une proposition pour les auteurs d'écrire des pièces à vertu pédagogique et de grandes distribution (15 à 30 personnages). Dans ce cadre, j'ai écrit une quinzaine de pièces, avec des distributions de 25 à 30 personnes.
C'est en 1997, avec Germaine Tournier, comédienne romande, nous avons créé la Fondation Johnny Aubert Tournier Maisons Mainou et travaillé sur le projet d'une résidence d'écriture pour auteurs littéraires, dramatiques, compositeurs et scénaristes dans une maison patricienne près de Genève, léguée par la comédienne à cette Fondation. En 1999, les Maisons Mainou, dont je suis devenu le responsable artistique, ont ouvert leurs portes aux premiers résidents. En 2004, il y a eu un problème avec les subventions communale et en automne 2005, à la fin de mon deuxième mandat, nous avons dû fermer provisoirement les maisons et je suis parti. Très récemment d'ailleurs, la commune de Vandoeuvres a décidé de reconduire la subvention communale, ce qui entraînera l'accord d'autres instances officielles de soutenir à nouveau ce projet. En effet, en Suisse, pour obtenir une subvention du Canton et de la Confédération, il faut qu'au préalable, une subvention communale soit accordée. Les Maisons Mainou sont donc censées reprendre leur travail prochainement, sous la direction de Philippe Lüscher cette fois-ci.
Michaela: Tu aimes donc réunir les gens dans le domaine du théâtre?
Gérald Chevrolet: On peut le dire comme ça. A l'époque des Maisons Mainou déjà, on cherchait toujours le contact avec des réseaux et des partenariats pour réaliser nos projets. J'ai également réuni la plupart des auteurs francophones de Suisse dans le cadre des EAT. Beaucoup d'entre eux étaient venus en résidence aux Maisons Mainou. Car l'idée était d'aider les écrivains à sortir un peu de leur cabinet de travail, de se faire une place sur le marché, rencontrer des producteurs, des gens du théâtre, des traducteurs, des éditeurs.
Donc quand Michel Beretti, auteur français qui travaille beaucoup en Suisse et qui faisait partie des EAT France, m'a assuré que cette dernière soutiendrait la création d'une antenne suisse, je n'avais pas à chercher longtemps: je connaissais déjà presque tout le monde. On s'est donc tous réuni à la Société des Auteurs (SSA), et en 2004, nous avons lancé un grand événement théâtral à Neuchâtel. C'était le point de départ du festival « Février des auteurs » dont la deuxième édition vient d'avoir lieu au mois de février de cette année.
Yla: Dans le cadre festival « Février des auteurs » le projet de lecture « Scène – Vox – Szene » réunit des auteurs et leurs traducteurs.
Gérald Chevrolet: C’est ça. Nous organisons des ateliers réunissant auteurs et traducteurs actifs dans le domaine. C’est année, tu en faisais partie, Yla, ainsi que du premier volet, à Bâle, en mars 2008, à l'occasion de la semaine de la francophonie.
Le concept : les auteurs résident pendant une semaine avec les traducteurs pour travailler sur des textes inédits. A l’issue de ce laboratoire d’écriture, des comédiens lisent des extraits croisés de ces pièces, en langue originale et en traduction.
Michaela: Est-ce que c'est là qu'est née aussi l'idée de réunir les textes des auteurs dramatiques romands dans le livre que nous avons évoqué déja*?
Gérald Chevrolet: Oui, toujours pour faire circuler l'information et « faire connaître ». En 2006, l'EAT cherchait un éditeur et le premier à répondre a été Bernard Campiche. Nous avons eu les aides de la SSA, de la Fondation Leenaards, de Migros, de la Loterie Romande, ainsi que de tous les Cantons romands et de toutes les Villes.
Yla: Pourquoi publier un tel livre?
Gérald Chevrolet: Pour l'édition de textes dramatiques il y a en Suisse un problème purement culturel. Les systèmes d'aide aux auteurs en Romandie et en Suisse alémanique sont fondamentalement différents. En Suisse romande, nous avons la Société des Auteurs dont la tâche est de défendre et de percevoir les droits des auteurs. C'est une société coopérative et démocratique qui ne peut pas jouer le rôle d'un « agent » des auteurs, puisqu'elle ne peut pas prendre parti. Elle peut par contre soutenir le projet d'un livre, par délégation. Cependant, les moyens de diffusion d'un éditeur comme Bernard Campiche sont très restreints. Il n'y a pas de réseau, et il est très difficile de franchir la frontière vers la France à cause des problèmes de pouvoir… La compétition avec les Français est quasi impossible. Il n'y a pas de réseau de diffusion pour la littérature dramatique suisse en France.
Du côte alémanique par contre, il y a un plus grand nombre d'éditeurs et le réseau se fait automatiquement via l'Allemagne. L'unique voie de diffusion de la littérature suisse en France s'offre aux suisses-allemands... Ce sont des maisons françaises qui traduisent les pièces de théâtre! Les livres des suisse-allemands passent par l'Allemagne vers la France et reviennent de là en Suisse francophone.
Yla: C'est effrayant.
Gérald Chevrolet: C'est catastrophique. Et dans l'autre sens, je cherche toujours en vain des livres suisse-romands qui auraient été traduits en allemand et seraient diffusés en Allemagne. Il n'y en a pas! Il y a donc un problème grave entre la Suisse française et la Suisse alémanique dans ce sens. Il y a un déséquilibre. Et nous sommes par conséquent dépendants de la Suisse alémanique pour créer ce pont indispensable.
Maintenant l'ITI (Institut International du Théâtre – Centre Suisse) a lancé un groupe de travail dans le but d'améliorer la situation et de faciliter les échanges. En fait, les auteurs eux-mêmes connaissent à peine leurs confrères des autres régions linguistiques. Et il n'y a pas de raison, car il y a des textes de qualité des deux côtés des frontières linguistiques. Et ceux qui se connaissent respectent véritablement le travail des autres. Mais quand ce n'est pas traduit, publié et diffusé, il n'y a pas de connaissance possible.
Yla: C'est donc l'échange qui manque. N'est-ce pas aussi une question de langues?
Gérald Chevrolet: Bien sûr que oui. C'est pour cela que nous avons l'intention de mettre au point un système de traduction lié plus étroitement à la production. Le problème est toujours: pourquoi traduire sans avoir une vision de la production... Il est donc nécessaire de réunir toute la chaîne qui va de l'écrivain à la scène.
Michaela: En effet, pour nous, les traducteurs et traductrices de théâtre, il y a là un vrai problème. Nous rêvons d'un théâtre qui soit un espace plurilingue et dont les traducteurs seraient une partie intégrante, comme les auteurs et les metteurs en scène.
Gérald Chevrolet: Oui, les traducteurs devraient être sur le terrain. Ceci pour plusieurs raisons: Déjà, pour la promotion du théâtre traduit, ce serait beaucoup mieux. Et puis, l'échange entre ceux qui travaillent tout d'abord la langue – les traducteurs – et ceux qui travaillent d'emblée le corps, la mise en scène – écrivains de théâtre, acteurs et metteurs en scène – échange que nous avons pu expérimenter lors des ateliers VOX, s'est avéré très enrichissant. Après le projet de VOX tout le monde s'est dit: mais c'est ça qu'il faudrait pouvoir faire régulièrement! En plus, au-delà de l'outil de perfectionnement de l'écriture qu'il représente, ce genre de travail en équipe permet également la création de réseaux, d'affinités, de personnes. Et dans le théâtre, c'est comme ça que ça se passe. C'est la rencontre qui va déclencher le travail en commun, ça ne passe pas par des catalogues ou autres moyens théoriques.
Yla: En plus, la traduction pour le théâtre doit quand même être en résonance avec ce qui va être mis en scène.
Gérald Chevrolet: Tout à fait. La première chose que j'avais demandée quand on avait mis en place la résidence des Maisons Mainou, c'est que régulièrement des comédiens viennent lire les textes des auteurs. On devrait faire la même chose pour les textes traduits par les traducteurs.
Michaela: Quelle est la solution?
Gérald Chevrolet: Ces derniers temps, j'ai beaucoup travaillé avec le CTL (Centre de Traduction Littéraire) pour le programme Février des Auteurs, et pour VOX. Nous sommes tous d'accord de nous engager pour quelque chose qui va un peu plus loin. Et la SSA a l'intention de transformer son système de bourses à la traduction et d'améliorer le rapport entre texte, traduction, production et édition, pour que la chaine soit de nouveau reliée et active. Je pense que le moment est propice pour lancer ce genre d'initiatives, car ça bouge de nouveau au niveau de la pensée. Nous essayons de proposer à nos partenaires des projets visant un réseau national.
Yla: On pourrait s'imaginer une sorte de « Theaterbörse ».
Gérald Chevrolet: Oui. Par exemple à Fribourg qui est bien situé pour cela, il pourrait y avoir quelque chose comme une maison de littérature mais pour des textes dramatiques, et qui inviterait à des lectures etc.
Voici encore un fait étonnant: Nous avons partout des maisons de littérature, mais il n'existe pas une seule maison de théâtre en Suisse. Pourtant la Suisse est le pays par excellence où il devrait en avoir une. Avec notre multilinguisme, nous n'avons même pas une maison qui réunirait les quatre langues nationales.
Donc, le concept serait d'avoir un rendez-vous national des écrivains et traducteurs dramatiques deux ou trois fois par an, dans un lieu unique qui représenterait une sorte de plateforme, un lieu de rencontre pour des auteurs, des traducteurs, des metteurs en scène, des comédiens, des éditeurs… le tout agrémenté par un atelier ou des ateliers du genre VOX élargi. Et dans ce cadre, il y aurait non seulement la présentation de nouvelles pièces, mais aussi la possibilité de faire des lectures scéniques d'œuvres dramatiques traduites etc.…
Michaela: Cela nous semble un projet formidable. Fonçons.
Gérald Chevrolet: Fonçons!
* LE LIVRE DES ÉCRIVAINS ASSOCIÉS DU THÉÂTRE DE SUISSE (eat-ch)
Edition Bernard Campiche, 2008. 648 pages. Prix: CHF 22.-; € 14,60
ISBN 978-2-88241-233-1, EAN 9782882412331
A commander sur www.campiche.ch/pages/campoche_oeuvres/livre_des_eat.html
Publié en partenariat avec la SSA (Société Suisse des Auteurs) et les eat-ch.org
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